Les éditions du bord de l’eau viennent de republier « à l’échelle humaine » de Léon Blum accompagné d’une longue préface explicative de Milo Lévy-Bruhl.
Cet essai, que Léon Blum, considérait comme son testament politique, se révèle, 70 ans après, aussi prémonitoire que le célèbre discours prononcé au congrès de Tours.
Cap Finistère : Quand et pourquoi Léon Blum a-t-il écrit "A l’échelle humaine" ?
Milo Lévy-Bruhl : Après avoir voté contre les pleins-pouvoirs, Léon Blum est arrêté en septembre 1940 par le nouveau régime. Le Maréchal ayant fait du Front Populaire le bouc-émissaire de la défaite, Léon Blum est le principal accusé du procès qui doit se tenir à Riom. Pour le Maréchal, ce procès doit servir à condamner les "vrais coupables" de l’armistice qu’il a décidé, de l’occupation qui en a résulté mais aussi à justifier l’abolition de la République que Laval a organisée pour lui. Mais le procès tarde. C’est durant ces mois d’attente que Léon Blum, emprisonné, va écrire À l’échelle humaine.
Blum s’attend à ne pas survivre à la guerre et « À l’échelle humaine » peut se lire comme un testament politique explicitement adressé aux jeunes générations socialistes. Le livre s’ouvre sur une idée forte : le socialisme est immortel. Quand bien même sa génération à lui aurait échoué, ce qu’il pense, il lui reste un devoir : méditer cet échec et en tirer les leçons qui aideront la génération suivante. La génération incarnée par Daniel Mayer, qui, à la suite d’une visite à Blum emprisonné, a commencé à réorganiser le Parti Socialiste dans la clandestinité. La première partie de l’ouvrage revient donc sur les erreurs et les insuffisances à cause desquelles le Parti Socialiste n’a pas su occuper le pouvoir durablement et éviter la guerre. C’est un examen de conscience scrupuleux qui montre la hauteur morale de Blum.
En même temps qu’il revient sur le passé, Blum analyse le présent. Il essaie de comprendre ce qui se joue derrière la défaite française. C’est un point négligé par les précédents éditeurs de ce texte mais pour Blum, derrière la défaite de 1940, se cache une situation révolutionnaire. Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie, qui était la classe dominante depuis plus de cinquante ans, s’est effondrée. La place est libre et le peuple, guidé par le Parti, va pouvoir l’occuper. La situation actuelle est provisoire et après les drames viendront les jours heureux. Ce sont ces jours heureux qu’annonce Blum dans la seconde moitié du livre, avec la préscience qui est la sienne. Et c’est l’ambition de Blum, pas seulement de chasser l’occupant et de rétablir le régime républicain mais d’instaurer une République sociale et de construire les conditions durables de la paix qui va inspirer les socialistes engagés dans la Résistance et notamment au sein du CNR. À travers ce livre, Blum explique donc le passé autant qu’il éclaire l’avenir.
Cap Finistère : Pourquoi republier ce texte 70 ans après ?
Milo Lévy-Bruhl : D’abord, je dois dire qu’en tant que jeune socialiste, j’ai été réconforté de voir qu’à certaines périodes de notre histoire, nos grands leaders étaient capables de faire preuve d’autocritique et de comprendre leur action comme participant d’une grande chaîne historique et pas seulement d’une carrière individuelle. D’où, chez Blum, une volonté sincère d’être utile aux nouvelles générations mais aussi de céder sa place. Après-guerre, il sera tout naturel pour lui de mettre en conformité ses paroles et ses actes en refusant les places - ministères, circonscriptions, etc. - qu’on lui proposait. Il ne reprendra que la direction du journal Le Populaire pour continuer d’exercer un magistère moral jusqu’à sa mort en 1950.
La deuxième raison est liée à ce qui se passe au retour de Blum en France et que je raconte dans le petit essai sur lequel s’ouvre cette réédition. Blum s’attendait à une grande révolution morale et sociale et il est déçu. La mise en place du programme du CNR le réjouit mais il veut aller plus loin. Il propose d’ailleurs une grande réforme de l’héritage sur laquelle il n’est pas suivi. Pourquoi ? Parce qu’avec Guy Mollet, le marxisme doctrinal a fait son grand retour dans l’appareil. Et pour les marxistes, une telle réforme ne peut avoir lieu qu’après la grande révolution prolétarienne. Pour Blum, les évènements ont définitivement décrédibilisé cette conception marxiste de l’histoire. Au contraire pour lui, il faut agir vite, tant que la résistance a créé chez les français les conditions morales de la solidarité. Dans les dernières années de sa vie, Blum esquisse une autre voie pour le socialisme. Ou plutôt, il revient au socialisme de sa jeunesse, celui d’avant 1920, celui qui se construisait dans la fréquentation de Jaurès mais aussi d’Albert Thomas et des durkheimiens au tournant du siècle et que la première guerre mondiale a emporté.
À titre personnel, je pense qu’il y a dans cette doctrine socialiste oubliée quelque chose de très actuel. Depuis le milieu des années 80, le socialisme français n’a pas réussi à remplacer la doctrine marxiste qui l’a longtemps habitée. Grâce au jeu institutionnel de la Vème République, il est revenu au pouvoir par effet d’inertie sans faire l’effort de se reconstruire intellectuellement et a fini par se dissoudre dans le libéralisme. Sa crise actuelle couvait depuis plusieurs décennies. Or, dans une telle situation, Blum indique une autre voie, vers un socialisme que je compte continuer à explorer en revenant sur des figures oubliées comme Jules Moch, André Philip, Albert Thomas, Marcel Mauss, le Groupe d’études socialistes de Robert Hertz, etc. Ce texte est une porte d’entrée vers l’exhumation d’un socialisme que je crois seul à même de réhausser notre parti et notre pays.
Article publié dans le Cap Finistère n°1349 du 2 avril 2021
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