« Cette crise ne signe pas la fin du capitalisme mais une accélération de mutations déjà à l’œuvre qui s’accompagneront de conflits nouveaux aux résultats incertains » nous explique Pierre-Yves Cossé, (https://www.pierre-yves-cosse.com) qui fut le Commissaire au Plan de Michel Rocard (1988- 1992)
Cap Finistère : Un an après l’apparition du virus de la covid 19, qu’est-ce qui a durablement changé ?
Pierre-Yves Cossé : Citons dans le désordre quatre effets. Le premier est un appauvrissement durable et inégal. Appauvrissement des ménages, en particulier des jeunes privés de toute activité, des salariés payés à temps partiel, des commerçant, des indépendants mais aussi de ceux qui travaillaient au noir.
Appauvrissement des États, ensuite, les assureurs en dernier ressort de la pandémie, qui se sont lourdement endettés, à hauteur de 20 points de PIB pour la France par exemple.
Appauvrissement des entreprises, également, endettement, dévalorisation d’une part de leurs actifs, perte durable de marchés dans certains secteurs. Bien sûr il y aura une reprise, rapide parfois, mais une partie des pertes est définitive.
Cet appauvrissement est source de nouvelles inégalités.
Le deuxième effet majeur est une digitalisation accélérée des activités : télétravail, télémédecine, enseignement à distance, commerce…. Cette transformation a été rendue possible par les progrès de l’informatique et des logiciels ainsi que par une centralisation et une exploitation des données sur de grandes plateformes. Elle aura des répercussions importantes sur la vie quotidienne des citoyens, les conditions de travail et la productivité des entreprises.
Le troisième effet, que je lie au deuxième, c’est la reconversion nécessaire de bon nombre d’entreprises et de salariés. On ne va pas repartir comme avant. Des activités sont durablement atteintes comme par exemple, en France, tout ce qui tourne autour des transports et du tourisme, même si on ne peut pas encore en mesurer l’ampleur. Des entreprises vont fermer, ce qui aura des effets sur les territoires et bien sûr sur les hommes. Ces destructions devront être compensées par de nouveaux investissements, qu’il s’agisse d’équipements ou de formation. Des salariés devront choisir entre un chômage durable ou l’apprentissage d’un nouveau métier.
Enfin, l’affaiblissement relatif de l’Occident par rapport à l’Asie est un quatrième changement. L’Asie a su mieux traiter la pandémie et son redémarrage économique est plus rapide, comme le montre la Chine. La France, fragilisée par une désindustrialisation massive et un endettement élevé, sortira plus affaiblie que ses voisins de l’Europe du Nord.
Cap Finistère : Dans un article publié par la revue Recherche socialiste vous insistez sur les conflits internes au capitalisme.
Pierre-Yves Cossé : la pandémie ne signifie nullement la fin du capitalisme, elle engendre plutôt une accélération de mutations déjà en cours, qui s’accompagneront de conflits nouveaux aux résultats incertains. Les vainqueurs, pour l’instant, sont les GAFAM dont les profits ont explosé. Ces oligopoles, tous américains, exercent une domination croissante sur les économies et les sociétés, bien sûr sur les entreprises qui ont besoin de leurs données pour s’approvisionner, vendre, échanger et ne peuvent les concurrencer mais aussi sur les états nationaux. Ceux- ci réagissent, et veulent rétablir la concurrence porteuse d’innovations et l’équité fiscale. Le combat se mène d’abord aux États-Unis. De nombreux dirigeants, dans le secteur public ou privé, pas forcément à gauche, réclament leur démantèlement. Ils s’appuyant sur le précédent fameux des années 1910, lorsque Théodore Roosevelt parvint à briser les quasi-monopoles dans le secteur du pétrole ou des communications. L’issue de ce combat, de longue durée, est incertaine. Un compromis est probable. La crainte des oligopoles chinois limitera fortement la portée des réformes. Ce conflit concerne également l’Europe, qui est sur la défensive, ne disposant pas de ces grandes plateformes. Au nom de la défense des consommateurs, et d’une concurrence loyale, elle tente d’imposer une régulation, sans déclencher des représailles du gouvernement américain. Ce conflit, Etat/oligopoles, concerne même la Chine, comme le montre la pression directe exercée sur Ali Baba et la disparition de son propriétaire.
Cap Finistère : Plusieurs incertitudes demeurent tout de même ?
Pierre-Yves Cossé : Elles sont à la fois stimulantes et démobilisatrices. La principale concerne évidemment la durée de la pandémie. Certes elle s’arrêtera mais selon sa durée, les effets ne seront pas exactement les mêmes, qu’ils soient quantitatifs -le degré d’appauvrissement- ou qualitatifs. Les transformations qui ont été mentionnées, comme une digitalisation accélérée, seront plus ou moins profondes et durables, en fonction de la durée de la crise. Les ménages vont-ils revenir à leurs habitudes de consommation, ou, par exemple épargner plus par peur de l’avenir ? Les salariés s’adapteront ils au télétravail ? Les étudiants à un téléenseignement enrichi ? Les entreprises se contenteront-elles de gérer au jour le jour ou accroitront-elles leurs efforts d’innovation ? Les États, qui devront un jour rembourser leur dette, sauront-ils planifier des priorités mieux perçues depuis la crise, comme la santé ?
Une autre grande source d’incertitudes est l’évolution des relations internationales et particulièrement de la rivalité sino-américaine. Elle conditionne le devenir d’un multilatéralisme, sans lequel le monde ne pourra faire face aux défis qui l’assaillent : climat, biodiversité, lutte contre la pauvreté, maintien de la paix.
Après la crise, il nous faudra regarder très loin et très près. Très loin, vers la Chine et autres grands émergents, où des changements très rapides se succèdent et conditionnent pour une part notre avenir. Très près dans nos entreprises afin d’améliorer le pacte social, qui s’est esquissé au plus fort de la crise, sans lequel un redressement équitable sera impossible.
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