La démocratie continue
Tout le monde, même les régimes qui s’apparentent à des dictatures, se réclament de la démocratie. Elle est qualifiée d’autoritaire ou d’illibérale mais le terme est toujours présent. Mais qu’est-ce que la démocratie si tous les régimes, même les plus autoritaires s’en réclament ?
Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel, a tenté de répondre à cette question le 23 mai, à la Faculté de droit de Brest, où il présentait la nouvelle version de son livre « Radicaliser la démocratie » (Seuil).
« La démocratie ne se joue pas le samedi après-midi dans la rue », a déclaré Emmanuel Macron. D’accord. Mais alors où et quand se joue-t-elle ? Une fois tous les cinq ans à l’occasion de l’élection présidentielle ? Dans l’Hémicycle de l’Assemblée nationale où tout est mis en oeuvre pour verrouiller les débats et où un amendement qui n’a pas l’imprimatur du gouvernement n’a aucune chance d’être voté ? Pour le professeur de droit constitutionnel, qui fut membre du Conseil supérieur de la magistrature de 2002 à 2006, elle doit être permanente.
Dominique Rousseau ne s’attache pas aujourd’hui à définir les contours de ce qu’il appelle « la démocratie continue » en réponse au mouvement des gilets jaunes. Cela fait des années maintenant qu’il travaille sur cette question. Mais le mouvement qui est né le 17 novembre sur les ronds-points est révélateur de la crise démocratique que traverse notre pays.
« J’ai publié mon livre dans les années 90, dans un contexte bien particulier », a-t-il expliqué aux étudiants brestois. « Le mur de Berlin venait de tomber, l’URSS d’imploser et Francis Fukuyama venait de théoriser la fin de l’Histoire : puisque la démocratie avait triomphé, que le libéralisme était l’horizon indépassable, alors l’Histoire avec un grand H, au sens Hégélien, était arrivée à son terme. »
Cette théorie se nourrissait aussi du contexte international de l’époque qui voyaient les dictatures, en particulier en Amérique latine, tomber les unes après les autres. Et pourtant, pour Dominique Rousseau, l’Histoire n’est pas terminée et la démocratie n’est pas acquise.
Pour Dominique Rousseau, il faut revenir aux origines et s’appuyer sur la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
Car, c’est bien la figure du citoyen que la démocratie doit retrouver. Le libéralisme a juste besoin de producteurs et de consommateurs, la démocratie, dans sa version représentative n’a besoin que d’électeurs. En revanche, la « démocratie continue » que cherche à promouvoir Dominique Rousseau a besoin de citoyens.
Et quelle sera la fonction de ce citoyen ? Voter, bien sûr, mais ce geste ne suffit pas. Il doit surtout, permettre le débat dans l’espace public qui se situe entre l’espace privé, qui concerne les individus, et l’espace politique, qui concerne les représentants.
L’espace public joue un rôle de sas entre le privé et le politique. Tant qu’une question reste dans l’espace privé, elle n’est pas traitée juridiquement. Mais, dès qu’elle apparaît dans l’espace public, elle est mise en question et l’espace politique se voit obligé de s’en emparer et de la traiter.
Prenons la question des droits des femmes à disposer de leur corps. Pendant des siècles, elle est restée dans la sphère privée. Il a fallu que des femmes courageuses osent, par exemple à travers des manifestes, affirmer qu’elles avaient eu recours à un avortement pour que, de privée, cette question devienne publique et trouve sa traduction dans le droit. C’est bien Simone Veil qui a porté la loi sur l’avortement mais cette avancée a été rendue possible grâce à la mobilisation de militantes et de militants, comme Gisèle Halimi.
Cet espace public est, par définition, celui de la démocratie continue. Celui où se mènent des débats, parfois rudes.
Si la « démocratie continue » a besoin de citoyens, elle a aussi besoin de partis, de syndicats et d’associations. C’est là que le spécialiste de droit constitutionnel est en désaccord avec les gilets jaunes qui refusent toute forme d’organisation. « Quand on refuse de désigner des porte-paroles, c’est BFM qui les choisit ».
Entre la démocratie représentative et la démocratie directe, qui se heurtent chacune à des impasses, Dominique Rousseau explore une troisième voie qui rend au citoyen le pouvoir de délibérer et de se choisir ses représentants.
Article publié dans le Cap Finistère en°1274 du 21 juin 2019