Impossible d’envisager les relations entre les syndicats et les partis politiques sans évoquer la charte d’Amiens qui sanctuarise l’indépendance syndicale. Souvent cité, ce texte est-il vraiment connu ? Nous avons demandé à l’historien Sylvain Boulouque de nous éclairer sur son origine et son importance dans l’histoire des relations souvent tumultueuses, entre le mouvement syndical et les partis politiques.
Cap Finistère : Que représentait la CGT au début du siècle ?
Sylvain Boulouque : Elle est en pleine construction depuis 1902 et la fusion entre la fédération des bourses du travail et la CGT. C’est une période de croissance mais aussi d’affrontements de tendances, souvent virulents, entre différents groupes qui coexistent au sein de la centrale syndicale. On y trouve des socialistes, eux-mêmes divisés en sous tendances : Guesdistes, possibilistes, Allemanistes et encore quelques Broussistes et des Libertaires. Ces derniers considèrent que le syndicalisme se suffit à lui-même et prône l’autonomie complète du syndicat par rapport au politique.
Cap Finistère : Pourquoi le congrès de 1906 a éprouvé le besoin d’adopter cette charte ?
Sylvain Boulouque : Le congrès d’Amiens intervient en octobre 1906, dans une période de conflits sociaux assez durs. Nous sommes quelques mois après la catastrophe de Courrières, le 10 mars, qui fait plus de 1000 morts, dans une mine de charbon de la région de Lens. Le 1er mai, la CGT a lancé un appel à la grève générale pour la journée de 8 heures. Dans ce contexte, se pose la question de l’autonomie du mouvement syndical. A part les Guesdistes, toutes les tendances de la CGT se prononcent pour l’autonomie par rapport au mouvement politique qui lui aussi vient de s’unir quelques mois auparavant au congrès du Globe en 1905.
Cap Finistère : Justement, au sein de la SFIO, la question des relations avec les syndicats suscite-t-elle aussi des débats ?
Sylvain Boulouque : Juste après le congrès du Globe, la SFIO est traversée en son sein par plusieurs interprétations. Si les Guesdistes sont clairement favorables à la mainmise du politique sur le syndical, les Allemanistes et plusieurs autres courants y sont hostiles. Et les Jaurésiens abordent cette question sous un angle stratégique. Ils disent qu’ils n’y sont pas favorables même si Jean Jaurès avait publié un an avant un texte, dans lequel il se déclarait tout à fait partisan de placer la CGT sous l’influence de la SFIO. En fait, Jaurès a fait preuve de pragmatisme en se disant que le risque de conflit avec la CGT était trop grand. C’est pour cette raison qu’il développe l’idée de la complémentarité entre le parti et le syndicat. D’un côté il voit ce qui se passe en Allemagne avec des relations très étroites entre le SPD, qui est considéré comme un modèle, et les syndicats, mais d’un autre côté il est bien obligé de tenir compte de la spécificité de la situation française où les Libertaires sont solidement implantés dans le mouvement syndical. Il ne veut pas prendre le risque de la division de l’unité ouvrière toute récente et donc il évite donc d’aller trop loin.
Cap Finistère : Comment expliquer que, plus de 100 ans après, ce texte fasse encore autorité ?
Sylvain Boulouque : En 1906, ce texte est considéré comme une motion conjoncturelle destinée à répondre à un conflit ponctuel entre les tendances politiques et la tendance syndicale du mouvement ouvrier. C’est a posteriori qu’il est devenu un horizon indépassable. Il n’a pas, sur le moment, été perçu comme un document qui serait encore brandi plusieurs années plus tard. La Charte d’Amiens reviendra de manière récurrente tout au long du 20e siècle et jusqu’à aujourd’hui en fonction de l’actualité. Elle sera remise en lumière, d’abord, dans les années 20 lorsque les Communistes tenteront d’imposer leur tutelle sur la CGT puis sur la CGT U. Elle sera aussi invoquée pendant le Front populaire pour les mêmes raisons puisque les Communistes voudront contrôler la centrale syndicale. Ensuite dans les années 1946 1947 les fondateurs de FO s’en serviront pour justifier la scission. Plus tard, la CFDT s’est aussi réclamée de la charte d’Amiens. Mais cette tentation des politiques d’imposer leur point de vue aux syndicats n’est pas l’apanage du PC. Au sein du PS, le CERES a pu avoir la même tentation.
La charte d’Amiens n’interdit pas aux syndicats de prendre des positions politiques. Mais c’est le mouvement syndical qui choisit lui-même de prendre des positions politiques. D’ailleurs, au congrès de 1906, la CGT vote cette motion sur l’indépendance syndicale mais adopte aussi une motion antimilitariste. Pour résumer, elle permet aux syndicats d’intervenir dans le champ du politique, mais pas de faire de la politique.
Article publié dans le Cap Finistère n°1410 du 28 octobre 2022
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