Le 10 mai : une immense joie et un formidable espoir
Le 10 mai est l’un des rares évènements pour lequel il n’est pas besoin de préciser l’année, comme le 14 juillet, le 11 novembre ou le 18 juin. Il reste, pour toutes celles et tous ceux qui l’ont vécu, un des grands moments du XXe siècle pour lequel, même 40 ans plus tard, ils et elles gardent un souvenir intact.
Il marque une rupture. Avant, c’était une France centralisée où la peine de mort était toujours en vigueur, où l’État contrôlait l’ensemble de l’audiovisuel.
L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République marque surtout la fin d’une malédiction : celle qui voulait que la Gauche ne pourrait jamais exercer le pouvoir dans le cadre des institutions de la Ve République taillées sur mesure par et pour le général de Gaulle. Le pouvoir revenait, immanquablement, aux notables.
Une immense joie
Le 10 mai, c’est d’abord une immense joie. « Je me revois encore ce soir-là alors que je donnais à manger à mes enfants », se souvient Béatrice Coste, de Moëlan-sur-Mer. « Pendant quelques secondes j’ai gardé la cuiller en l’air pour regarder la télévision et il a fallu quelques secondes pour voir apparaître le visage de François Mitterrand. Je crois que j’étais tellement heureuse que j’en ai oublié de leur donner la fin de leur repas. »
Il faut dire que personne n’osait y croire. La Droite détenait le pouvoir depuis si longtemps que la Gauche semblait vouée à l’opposition permanente. Douze ans avant, un formidable espoir aussi s’était levé en mai 68, mais il s’était traduit par une vague bleue à l’Assemblée nationale. « À l’époque on se méfiait beaucoup de ce que pouvait faire le pouvoir. On évoquait de possibles fraudes, en particulier avec le vote des Français de l’étranger », se souvient Jean-Jacques Urvoas. « Nous avions tous en tête que l’élection de 1974 ne s’était jouée qu’à 400000 voix. »
La joie est d’autant plus grande que le résultat était totalement incertain. Certes, contrairement à 1974, François Mitterrand avait marqué des points dans le débat de l’entre deux tours. Sept ans après le fameux « vous n’avez pas le monopole du cœur », le candidat socialiste avait répondu, coup pour coup, au président sortant, lui rappelant qu’il était devenu « l’homme du passif » et évitant le piège de la question sur la parité entre le Franc et le Deutsche Mark.
Gilbert Le Bris précise dans sa biographie que ce n’est qu’à 19h00 que Louis Le Pensec l’avait prévenu que « Solférino voit la victoire de la gauche ». Celui qui deviendra, quelques jours plus tard, le suppléant du premier ministre de la Mer rappelle l’état d’esprit du moment : « À trois mois de l’élection, la victoire socialiste paraissait impossible, à trois semaines elle était improbable, à trois jours du second tour, on commençait à y croire. Et même après le coup de fil de Louis, nous avions du mal à croire à la victoire ».
Premier secrétaire fédéral, Bernard Poignant se souvient en effet que la direction nationale n’était pas sereine. « Nous avions eu pour consigne de demander aux maires socialistes de réserver leurs parrainages uniquement pour notre candidat. »
« En élisant François Mitterrand, les Français conjurent la malédiction qui voulait que la Gauche ne parvienne jamais au pouvoir sous la Ve République », se souvient Pierre Maille, qui était à l’époque premier adjoint de Francis Le Blé à la mairie de Brest.
Un formidable espoir
Tout devient possible. « On ne savait pas dans les détails ce qui arriverait mais on savait qu’on était dans la continuité des conquêtes sociales du Front populaire », se souvient Pierre Maille.
« Il y avait effectivement un air de 1936, à la fois dans l’espoir au sein du peuple de Gauche, mais aussi du côté de la bourgeoisie bien-pensante et dans le Finistère, en particulier du côté de l’école privée », confirme Bernard Poignant.
« François Mitterrand a été élu sur l’idée qu’il redonnerait le pouvoir à ceux qui en étaient écartés », résume Jean-Jacques Urvoas. « Il y avait une envie d’alternance et la conviction que la politique pouvait changer la vie et donc, que le changement passait par une victoire électorale. »
« Parce que nous avions beaucoup travaillé sur ce sujet, nous espérions vraiment de grands changements dans le domaine de la décentralisation », insiste Marylise Lebranchu qui était à l’époque assistante parlementaire de Marie Jacq, députée de la 4eme circonscription depuis 1978.
Le changement était aussi attendu au niveau syndical. Le ton a indéniablement changé », se souvient Tino Kerdraon, alors responsable de la CFDT de la défense. « Dès le nouveau gouvernement installé, nous avons demandé à rencontrer le nouveau ministre Charles Hernu et le secrétaire d’État, Georges Lemoine. Un vrai dialogue s’est instauré alors qu’auparavant nous n’étions pas du tout écoutés. »
Il ne faut pas le cacher, il y avait aussi, dans le vote pour François Mitterrand une volonté de battre Giscard et tout ce qu’il représentait.
Plogoff et l’Amoco
Deux événements expliquent le bon score réalisé par François Mitterrand dans le Finistère : l’Amoco Cadiz et Plogoff.
« Le souvenir du naufrage de l’Amoco Cadiz et la gestion calamiteuse de la marée noire par Giscard et Barre étaient encore dans tous les esprits », se souvient Pierre Maille
« Les Finistériennes et les Finistériens s’étaient sentis abandonnés et victimes d’un capitalisme international qui ne se souciait ni d’eux, ni du littoral qui avait été souillé sur des centaines de kilomètres. » Louis Le Pensec et Charles Josselin ont dénoncé l’incurie du gouvernement qui n’avait pas su anticiper cette catastrophe ni mobiliser rapidement les moyens pour nettoyer les côtes.
« Qui peut imaginer une centrale à la Pointe du Raz ? »
Qui peut imaginer aujourd’hui que la pointe du Raz puisse accueillir une centrale nucléaire ? C’est pourtant le projet que le gouvernement portait à l’époque. Après la crise pétrolière de 1973, un vaste programme nucléaire est lancé. Selon les techniciens d’EDF, il faut une centrale à la pointe bretonne, en plus de celle de Brennilis, en fonction depuis 1967. Des études sont menées tout au long des années 70. Plusieurs sites, dont Guimaëc sont étudiés mais c’est finalement celui de Plogoff qui est retenu. Le 9 avril 1981, François Mitterrand se rend dans le Finistère. À Brest, il rencontre le maire de Plogoff et, dans la soirée, dans le discours qu’il prononce devant plus de 4 000 personnes, il annonce « Plogoff ne fera pas partie de mon programme électronucléaire ».
Le vote en faveur du candidat socialiste apparaît comme la seule solution pour éviter la construction d’une centrale nucléaire à Plogoff. « J’étais prof dans le Nord Finistère », se souvient Gilbert Gramoullé. « Je militais au PSU et tous les soirs, après les cours, en deux- chevaux, avec des camarades, nous descendions dans le Cap Sizun pour soutenir les habitants qui s’opposaient à l’enquête d’utilité publique, encadrée par des bataillons de gendarmes mobiles. Les manifestations pouvaient rassembler des dizaines de milliers de personnes. »
« Sur Plogoff, on fait ce que l’on a dit. Tout était dans ces quelques mots. J’étais sans doute le seul, autour de la table du premier Conseil des ministres du gouvernement Mauroy, ce 27 mai 1981, à saisir l’exacte portée de ce qui venait d’être dit par le Président », précise Louis Le Pensec dans le chapitre 14 de son livre Ministre à bâbord (Ouest-France éditions).
Cependant, il faudra attendre le Conseil du 3 juin pour que l’abandon du projet soit écrit noir sur blanc dans un communiqué. « La non construction de la centrale de Plogoff correspond à l’annonce qui en avait été faite pendant la campagne présidentielle. » Certains, dans le secteur de l’énergie, n’avaient pas bien mesuré la portée de la parole présidentielle, ni la détermination des Bretonnes et des Bretons.
À Brest, l’affaire de Radio Brest Atlantique (RBA) a également marqué les esprits. L’État avait, à l’époque, le monopole de l’information. Mais la revendication des radios libres prenait de l’ampleur. « Ça avait commencé avec Radio cœur d’acier lancé par la CGT pour soutenir la lutte des sidérurgistes », se souvient Jean-Jacques Urvoas. Hébergée dans les locaux de la mairie, Radio Brest Atlantique n’émettra que quelques heures. Les forces de l’ordre confisquant le matériel (voir interview Jean-Luc Uguen).
Une peur injustifiée
Si le « peuple de Gauche » a vécu le 10 mai comme une formidable victoire, ouvrant la voie à tous les changements, les forces de Droite ont considéré cette victoire comme une apocalypse. « J’ai entendu Louis Goasduff évoquer les kolkhozes à l’Assemblée nationale », se souvient Bernard Poignant. « Dans le Trégor, la joie était immense mais dans le Léon, c’est la peur qui dominait », se souvient Marylise Lebranchu. « Je me souviens que des gens me disait “si les Communistes arrivent au pouvoir, on s’en va”. »
Il suffit de lire les tracts et professions de foi des Législatives qui ont suivi la Présidentielle pour se rendre compte qu’il ne restait à la Droite que la peur pour tenter de se maintenir au pouvoir. « Tout sera bouleversé. Rien ne sera comme avant. Nous n’avons pas affaire à des sociaux-démocrates comme ceux qui gouvernent des pays voisins et amis, (NDLR Helmut Schmidt était alors chancelier en RFA) dans le respect des libertés économiques, sociales et politiques. » Et s’ensuit une série d’annonces de prédictions plus dramatiques les unes que les autres : les nationalisations se traduiront par une spoliation des actionnaires et des
épargnants. Aux agriculteurs, le RPR et l’UDF promettent la fin de l’exploitation individuelle et l’abolition de la propriété privée du sol.
Gilbert Le Bris a encore en mémoire l’attitude des représentants de la Droite. « Même après notre victoire aux Législatives, on sentait dans les regards et les comportements de nos homologues RPR ou UDF que nous n’étions pas légitimes à leurs yeux. Nous n’étions là que par un accident de l’histoire et d’ici quelques mois, ils retrouveraient la place qu’ils n’auraient jamais dû perdre. »
« Si les Communistes arrivent au pouvoir, on s’en va. »
En ce qui concerne la santé, le tract promet la disparition du médecin de famille. « La mise en place d’une médecine collectiviste aura trois conséquences qui toucheront malades et médecins : aucun choix possible, le secteur privé en clinique comme en hôpital n’existe plus. Aucun recours possible, l’ordre des médecins n’existe plus. Avec lui disparaît la garantie interne de moralité et de qualité de la profession. Aucune sécurité n’est possible, les médecins qui suivent les malades sont remplacés par des centres de fonctionnaires interchangeables. »
Six députés sur huit
Dans la foulée de la victoire à la Présidentielle, les Socialistes remportent les élections législatives. Et surtout, Louis Le Pensec est nommé premier ministre de la Mer dans le premier gouvernement Mauroy.
« Louis connaissait bien le monde de la mer. Mais surtout, il avait été très actif pendant la grève des pêcheurs du mois de décembre 1980. Il était très présent sur les quais et était intervenu à plusieurs reprises à l’Assemblée. C’est
Le premier ministre de la Mer
lui qui avait lancé l’idée d’organiser un Grenelle de la pêche. »
Bernard Poignant se souvient des consignes de Jean Poperen, « il faut que vous remportiez quatre circonscriptions ». Le contrat sera largement rempli avec l’élection de six députés. La sienne à Quimper, celle de Jo Gourmelon à Brest, de Marie Jacq à Morlaix, de Jean Beaufort à Châteaulin, de Jean Peuziat à Douarnenez et, bien sûr, de Louis Le Pensec, dès le premier tour, à Quimperlé. « Pendant quelques temps, la direction nationale du PS avait gelé la 6e circonscription et avait même, un temps, pensé la réserver à Huguette Bouchardeau, candidate du PSU. » Après la mobilisation pour Plogoff, l’idée pouvait être séduisante. Mais la pointe du Raz se trouve dans la 7e circonscription et la 6e est tout de même celle qui abrite l’Île Longue, une des composantes de la force de dissuasion nucléaire. « L’idée a donc été abandonnée et c’est Jean Beaufort, principal de collège dans la presqu’île de Crozon, qui s’est présenté. Seules les deux circonscriptions du Léon accordent leur confiance aux RPR, Louis Goasduff et Charles Miossec. »
La retraite à 60 ans, la 5e semaine de congés payés, les lois Auroux... Le bilan de cette majorité, composée de nombreux novices, mais encadrée par des parlementaires aguerris est impressionnante. On pense bien sûr à l’abolition de la peine de mort qui intervient dès le 18 septembre. C’est d’ailleurs à Clohars-Carnoët, dans le port de Doëlan, où il passe ses vacances, que Robert Badinter rédige son discours. Viennent ensuite les mesures sociales comme la 5e semaine de congés payés et la réduction de la semaine de travail à 39 heures.
En 1982, conformément au programme présidentiel, des entreprises industrielles comme Thomson, Saint-Gobain, Rhône- Poulenc, Pechiney-Ugine-Kuhlmann, Usinor, Sacilor, Suez ou la Compagnie générale d’électricité et une quarantaine de banques sont nationalisées.
Les lois Auroux révolutionnent le droit du travail en instaurant notamment des négociations annuelles sur les salaires et l’organisation du travail, la création des Comités d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), le renforcement des pouvoirs des comités d’entreprise ou la protection des salariés syndiqués.
Le 25 mars 1982, son gouvernement abaisse, par ordonnance, l’âge de la retraite à 60 ans pour 37,5 années de cotisation alors qu’il était fixé à 65 ans depuis les ordonnances de 1945. Viennent ensuite les lois Defferre pour la décentralisation qui transfèrent l’exécutif départemental du préfet au président du Conseil général et font de la Région une véritable collectivité territoriale dotée d’une assemblée élue. Il faudra attendre 1986 pour qu’interviennent les premières élections régionales.
Dans le domaine culturel, Jack Lang invente la Fête de la musique et instaure le prix unique pour les livres dont on peut encore se féliciter 40 ans plus tard.
Lorsqu’on compare la vitalité des réseaux de librairies indépendantes dans les pays qui ont imité la France et dans ceux qui ont laissé s’appliquer les lois du marché, on mesure le côté visionnaire de cette loi.
Avec le recul, force est constater que la première victoire de François Mitterrand intervient un peu à contretemps par rapport au contexte international. Aux États-Unis, Ronald Reagan vient d’être élu et en Grande Bretagne, Margaret Thatcher impose une politique libérale et autoritaire. Pour Gilbert Gramoullé, « on ne s’en est pas rendu compte sur le moment, mais le début des années 80 correspond au développement de
deux phénomènes dont nous payons encore, aujourd’hui, les conséquences : la mondialisation libérale et l’informatisation de l’économie ».
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