Dans une tribune publiée par Le Monde quinze présidents de région, de gauche comme de droite, appellent le président de la République à tourner la page du jacobinisme et à s’appuyer sur les territoires pour transformer la France au lieu de laisser l’Etat décider seul
Il y a une contradiction totale entre le discours girondin ouvert aux libertés locales et à la différenciation des territoires du président de la République et de son gouvernement, et leur comportement centralisateur.
Le président de la République doit comprendre les territoires. En effet, après son élection, les élus locaux, dans leur immense majorité, ont adopté une attitude bienveillante et constructive. Ils veulent que la France réussisse ; ils veulent que leur territoire se développe.
Mais après plusieurs mois de discussions sans fin, tout laisse à penser que l’Etat veut décider seul. Or, cette politique recentralisatrice, sans précédent depuis 1982 et le vote des premières lois de décentralisation, ne peut réussir.
L’Etat, dont personne ne conteste le rôle sur ses missions régaliennes classiques (police, justice, diplomatie) ou sur le régalien économique (droit du travail, fiscalité…) n’a plus l’agilité ni la capacité d’innovation des collectivités locales pour agir au quotidien au service de nos concitoyens. La lourdeur du processus de décision interministérielle et la disparition – inévitable – de son expertise territoriale l’ont rendu de fait bien souvent impuissant.
L’Etat central continue pour autant de donner des leçons de bonne gestion aux collectivités locales et ne cesse de leur imposer des carcans financiers et réglementaires. Pourtant, les chiffres sont sans appel : sur les 67 milliards d’euros d’augmentation de la dépense publique depuis 2013, 3 milliards seulement sont imputables aux collectivités territoriales alors que leurs budgets doivent supporter les conséquences des décisions unilatérales des exécutifs nationaux. Les comptes des collectivités sont excédentaires en 2017 alors que le déficit de l’Etat approche des 70 milliards d’euros. Entre 2018 et 2022, les collectivités locales vont contribuer au désendettement du pays à hauteur de 50 milliards d’euros, alors que l’Etat va accroître son endettement de 330 milliards d’euros. L’Etat demande aux collectivités d’améliorer leur gestion et en même temps il augmente de 25 000 le nombre de ses fonctionnaires d’Etat, alors que les collectivités réduisent de 7 000 le nombre des agents territoriaux ! Il est donc incompréhensible que l’Etat continue d’affaiblir les territoires alors qu’ils sont bien mieux gérés que lui. Les projets de loi, toujours façonnés par les grands corps de l’Etat nourris aux vieilles recettes de l’Etat jacobin, inscrits à l’ordre du jour du Parlement seront, si rien n’est amendé, une récession démocratique, mais surtout une menace pour certains territoires.
L’apprentissage, si important pour l’emploi, géré pleinement et avec beaucoup d’engagement par les régions depuis 2016, va être tout bonnement privatisé et recentralisé. Les prix des formations seront fixés nationalement par des structures technocratiques, sans tenir compte de la diversité de l’offre de formation dans les territoires et de leur situation démographique. Les centres de formation d’apprentis (CFA) situés au centre des grandes agglomérations trouveront suffisamment d’apprentis pour équilibrer leurs comptes. Mais tous ceux situés dans nos territoires ruraux et périurbains vont être plongés dans de graves difficultés financières. Près de la moitié des CFA de notre pays risque de fermer, selon nos estimations.
Besoin d’un pilotage unique
Les premières victimes en seront nos jeunes dont on sait à quel point ils ne sont généralement pas mobiles. Les entreprises des territoires ruraux et périurbains seront aussi pénalisées car elles ne trouveront plus sur place la main-d’œuvre dont elles ont besoin. Une nouvelle fois, on handicape des territoires qui ont déjà tant de mal à se développer face aux tendances lourdes de la métropolisation de l’économie. De nombreux bassins d’emploi seront appauvris en compétences et en entreprises, accroissant ainsi le chômage de masse que connaissent encore de nombreux territoires.
Au-delà des effets d’annonce permanents, l’Etat n’a pas non plus le courage de faire les réformes nécessaires. Sur l’orientation et l’information des jeunes, essentielles pour lutter contre le chômage des jeunes et réussir la réforme de l’apprentissage, l’Etat, par peur de la mobilisation syndicale, n’a pas tranché.
Il va laisser coexister un système dans lequel les missions respectives des régions et de l’éducation nationale ne seront pas clarifiées. Idem sur la formation professionnelle des demandeurs d’emploi, où la confusion actuelle d’une organisation émiettée et sans pilote est maintenue.
Jamais pourtant la France n’a eu autant besoin d’un pilotage unique régional au moment où presque tous les secteurs éprouvent des difficultés pour trouver de la main-d’œuvre. Jamais les régions n’ont eu autant de mal à identifier les profils de demandeurs d’emploi adaptés pour remplir les formations. Les régions étaient les mieux à même d’assurer cette coordination dans une logique de « guichet unique » pour les demandeurs d’emploi. L’Etat a préféré maintenir la confusion et faire plaisir à certains partenaires sociaux.
En matière d’aménagement du territoire, l’Etat n’est pas
non plus au rendez-vous. Il est dans l’incapacité de porter les projets
d’investissement vitaux pour nos territoires, qu’il s’agisse de mobilité (trains intercités, routes, ports) ou d’énergies nouvelles (éolien, hydrolien).
Le retard pris dans les financements de l’Etat au titre des contrats de plan Etat-région (CPER) est extrêmement préoccupant. Sur leur volet transport, seuls 25 % des crédits de l’Etat ont été débloqués fin 2017, conduisant les régions à avancer la part de l’Etat pour éviter que les projets d’infrastructures indispensables à notre pays ne prennent un retard considérable. Le transport ferroviaire est présenté comme prioritaire, et moins de 20 % des engagements de l’Etat ont été mis en œuvre !
Ce n’est pas tout. S’y ajoutent l’incapacité de l’Etat à débloquer rapidement le versement des aides européennes aux agriculteurs, les lenteurs dans la suppression des « zones blanches » numériques, le flou artistique de la politique de la ville sur le soutien à la redynamisation des quartiers, le lent déclin de nos grands ports d’Etat au profit de leurs voisins belges et allemands faute d’une politique portuaire décentralisée.
Si nous voulons vraiment libérer les énergies de nos territoires, réussir les grandes réformes annoncées, faisons-en sorte que la décentralisation devienne la règle pour les politiques de proximité nécessitant innovation, agilité, différenciation, et l’Etat central l’exception. Faisons confiance aux collectivités, c’est à cette seule condition que nous ferons ensemble réussir la France. Que le président de la République ne se trompe pas, il ne réussira pas seul et les régions seront au rendez-vous si un vrai dialogue s’installe.
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Hervé Morin, président de Régions de France et de la
région Normandie (UDI) ; Rodolphe Alexandre, président de la
région Guyane (DVG) ; François Bonneau, président de la région
Centre-Val de Loire (PS) ; Loïg Chesnais-Girard, président de la
région Bretagne (PS) ; Carole Delga, présidente de la région
Occitanie (PS) ; Marie-Guite Dufay, présidente de la région
Bourgogne-Franche Comté (PS) ; Soibahadine Ibrahim Ramadani, président
du conseil départemental de Mayotte (LR) ; Alfred Marie-Jeanne, président
du conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique (CTM) (MIM,
indépendantiste) ; Christelle Morançais, présidente de la région
Pays de la Loire (LR) ; Renaud Muselier, président de la région
Sud-Provence-Alpes-Côte d’Azur (LR) ; Valérie Pécresse, présidente
de la région Ile-de-France (LR) ; Didier Robert, président de la
région La Réunion (LR) ; Jean Rottner, président de la région
Grand-Est (LR) ; Alain Rousset, président de la région
Nouvelle-Aquitaine (PS) ; Laurent Wauquiez, président de la
région Auvergne-Rhône-Alpes (LR)
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